Olivier Maire, André Raboud - Black and Wait
10/22/2022 - 11/19/2022
En amitié, quelque chose doit se passer. Une manière d'être, une fidélité et une authenticité. Il s'agit d'un état de grâce, aussi rare qu'une bonne sculpture, une belle photo. Et c'est ce qui se passe entre Olivier et moi. (André R.)
« L’essentiel, c’est une certaine tenue dans l’espace comme dans le temps…Une noblesse hiératique… sinon, à quoi bon sculpter ? »
C’est dans ces mot de Sylvio Acatos (livrés dans la monographie d’André Raboud en 1983) que pourrait s’inscrire l’idée de l’exposition Black and Wait. Aussi bien cette « tenue » pour les sculptures de Raboud que pour la mise en vue des photographies d’Olivier Maire: comment s’inscrire dans l’espace et le temps, s’associer plutôt que se confronter, dans le lieu géographique de nos vies ?
Les deux artistes ont « fait carrière ». De manière diamétralement différente, ont eu la force de durer. Pour cela il faut une certaine foi.
L’exposition Black and Wait sera un peu le croisement de leur parallèle de vie, un jeu d’interrogation sur les forces, les formes que nous donnons au doute ou à la certitude : aux contours du vide en somme, comme le dessin des passages oubliés.
RABOUD, LE VISAGE DOUBLE DE L’ENIGME
« Alors m’apparut le Pavillon d’or dans sa pleine majesté, dans sa grâce mélancolique (…) toujours net, à cet incompréhensible point de l’espace qui le faisait tout à coup lointain à qui le croyait proche. » *
Je finis aujourd’hui ce texte sur André Raboud. Etonnamment Mishima est revenu sur la table… On ne décapite pas l’homme de cette façon, pas aussi simplement, même avec amour, même avec la précision de l’amour.
Mishima. Les lectures touristiques. Seppukuru, je ne sais pas pourquoi je débute par ces mots. Par le suicide à deux.
Le passage de l’épée, le temple de l’aube, un rite d’amour et de mort ou « la vision du vide » , écrit Duras.
Et pourquoi, dirait Mishima, ne pas faire l’amour avec une pierre tombale ?
Je pense au « Grand dialogue », à ce déséquilibre permanent de la lumière.
1981. Propriété de la Tour de Duin. J’ai dix ans. Roullier, Aeshbacher, Bill, Luginbühl. Le soir, sur la grande table disposée devant la Tour, Raboud me fait un cours sur le Capital, sur son idée du communisme, la répartition des biens: la légende veut du caviar.
Sur Raboud, j’ai beaucoup entendu. Je fais connaissance avec lui depuis peu, mais toujours je me souviens de l’image et du contexte de ce souvenir.
Raboud* : « Un thème qui me revient souvent est l’esprit Celte, leur volume que j’essaie de rendre à travers ma sculpture. Mais puisqu’il ne reste que des ruines de leur architecture, je ne fais que m’en inspirer pour donner corps à une construction personnelle, des petits sanctuaires à moi (…)
Pour les vivants, l’idée est toujours de percer le mystère de ces mondes blancs, de cet ailleurs : « c’est quoi le voyage ? Où va-t-on ? »
Je ne fais pas de sculptures décoratives, pas de bibelots. Mes créations doivent avoir une fonction, une utilité. Ce ne sont pas des ornements, mais davantage des statuettes des temples devant lequelles se recueillir et méditer.
Ces derniers temps j’ai envie de sculpter en blanc, particulièrement le marbre. Je ne sais pas pouquoi cette envie m’est venue, après des années à m’échiner sur le granit noir. »
La montagne aime l’homme et son marteau, ses ciseaux, sa boucharde, sa meuleuse à disques, sa langue imprégnée de baisers. Je dis la montagne. Je dis le monde, la tulipe et les choux, la moindre brindille, la moindre cerise posée sur le ventre de ceux qui nous aiment.
Parce que l’on sait que tout peut tomber d’une seconde à l’autre (…)
Aucun homme ne s’attaque à une montagne sans la conscience de son immmense fragilité. Tout un jour tombera : les pierres de certitude, le yin avec le yang, comme la roue qui hurle sous la charrette, comme le pavillon d’or inaltérable et indestructible.
L’aube a déjà uriné sa lumière jaune. Elle traverse les portiques, les passages. Katana, sa lame d’acier.
Matin de printemps
Une seule flaque
Retient le couchant
*Mishima, Le Pavillon d’or
* André Raboud Retour aux sources, nk éditions
OLIVIER MAIRE: RETROUVER SON PROPRE INCONNU
(…) 7 septembre 1996, incendie du Bois de Finges
D’abord l’odeur graisseuse et apocryphe, l’histoire griffée des arbres calcinés du Bois de Finges ; cette date aussi du tout numérique, d’un au revoir au grainé argentique, à cette expression sensible de dessin au charbon, au fusain.
Lui. « Notre esprit transforme tout, le souvenir, les impressions : l’instant même du présent devient, sans nous, une sensation charnelle accrochée au cœur de la rétine. »
Un temps.
« En forêt, je me retrouve un peu. Comme un animal qui cherche une odeur, une trace, puis s’arrête et regarde. La frontière du chaos, c’est bien cette lisière. Mais le chaos n’est pas la forêt. »
Errer pour oser l’aventure imprévue de l’œil. Raconter un lieu. Je note qu’Olivier Maire n’enlaidit jamais. Ni rien ni personne.
Bien sûr, lui, photographe, avec ses projet récupérés et appropriés par des agences de com., se retrouve le vague exécutant en même temps que l’initiateur d’une idée revendue par les communicants. Alors, se lever avec ce désir de les laisser seuls à loucher devant l’image de leurs trafics, de leurs ventes, de leurs budgets, de tous ces mensonges esthétisés à l’envi.
Idem pour la photo de presse : « Ils méprisent le reportage photographique. Il n’y a plus qu’une mise en forme posée, plasticienne, un dictat de lecture et de mise en place de la réalité. Un formatage écalien. »
Toujours bancale, l’école du souvenir. Et multiple, enfantine, celle de la réalité.
Quelques cendres traversent l’espace : le temps béni de l’agence Keytsone, le temps aussi de l’illusions du cinquième pouvoir. Le temps d’une mécanique autre, le temps de son Leica.
Maire, tôt, a aimé la mécanique et il n’est jamais loin des nouvelles technologies.
QUI SONT CES FEMMES DANS LA FORÊT ?
Vevey le matin. Le lac se berce encore dans le ouaté des somnolences. Une hostellerie de la Place du Marché. Olivier Maire arrive. Elégance naturelle. A peine préoccupé. Le regard encore préservé de l’enfant qui touche aux courbes aléatoires du terrain du raz-le-bol. Une fatigue indicible. On étend le rouleau. Voici les photos.
Moi de but en blanc : « Peut-on relater la beauté esthétique d’un corps sans perversion ? »
Lui : « Oui, toutes ces images se sont faites comme par magie, sans ambigüité, elles m’ont été données, justes, dans l’instant. »
Mais les corps ne vivent pas tous les mêmes tourments.
Une fillette traverse la place, debout sur une trottinette. Elle chante et se marre. Quel ciel, quelle terre pour tes jeux de marelle ? je me dis.
Sur le papier, je vois des danseuses unies comme une seule pierre : la première peut-être d’une cathédrale humaine. D’autres corps imprimés. Je me risque : « Et si, pour certains, il serait aisé d’associer quelques clichés au calendrier Pirelli ?» « Je m’en fous, c’est leur regard. J’assume cet espace de liberté qu’il me reste, cette respiration : toutes ces femmes ont un vécu, elles sont belles, libres, un reste du sauvage. Je voudrais me permettre cela.» Ses temps de pause sont révélateurs. Et comment regarder ces images aujourd’hui sans les corrections du dogme. Garder le contact avec une certaine vie.
Lui. « La liberté, cette envie de ne pas vouloir faire quelque chose pour plaire absolument à une critique, un(e) curateur(trice) et en devenir lourd de tout. C’est une manière de me mettre aussi à nu, de dire que je ne suis pas si solide, d’exprimer un besoin de spontané, de beauté, de nature, quelque chose qui ne plaira pas aux algorithmes, mais qui touchera les coeurs. »
Puis on parle de théâtre, d’Avignon, du discours de passation d’Olivier Py : « garde ton cœur pur, sinon tu ne tiendras pas. »
Comme la lune avale de la lumière chaque jour, quand sa rouille traverse l’espace, on se donne l’illusion peut-être d’avoir retranché un morceau à notre part d’ombre.